lundi 30 novembre 2015

ixf iƫrun

          

        ixf iƫrun / Âme en peine
        

La mort chantée par Ait Menguellet.

La chanson « ixf iƫrun» (âme en peine) est, sans conteste, l’une des plus belles (nous vous le concédons : elles sont toutes belles !) du répertoire du poète. Accompagné d’une guitare, il la chante sous une douce mélodie, à l’air d’une confidence. Le poète y semble scruter les tréfonds d’un personnage ayant perdu un être cher. Le personnage est presque coupé du monde, après le terrible choc d’une disparition qu’il n’arrive toujours pas à accepter.
Dans ce poème, on est à la frontière de la folie. Le concerné semble s’ouvrir à la personne en question, disparue de son état ! Même s’il se confie à elle, il garde un pied dans l’insupportable réalité qu’il veut à tout prix fuir :

«La qqareɣ kan tɣabeḍ
ɣas ma ẓriɣ kulci yekfa
ɣas la qqareɣ a d-truɣaleḍ
ẓriɣ haca di tnafa…»                  

«J’ai beau me dire que ton absence est provisoire,
Je sais que tout est fini,
J’ai beau attendre ton retour,
Il n’est possible que dans mes rêves…»

Sous forme d’un récital, on est transporté dans les méandres d’une âme humaine en proie à un cauchemar éveillé. Une âme qui n’arrive pas, qui ne veut pas, accepter le donné. Devant celui-ci, elle recourt à la stratégie que les psychanalystes appellent «la dénégation», du réel.
Dans le premier temps, le personnage procède par projection. Dans tout ce qui a un peu de valeur, à ses yeux, il essaie de voir une partie de la personne disparue :
 «..kra n-wayen ɛzizen felli
s yisem-im i s-giɣ isem
akken ul-iw ad ithenni
ad iɣil mazal-ikem…»            

«…Tout ce que je chéris,
Je lui donne ton prénom,
Pour laisser accroire mon cœur,
Tu es toujours vivante…»

Parmi les filles du quartier, il continue à chercher le visage de sa bien-aimée. Quelque chose au fond de lui-même, peut-être même inconsciemment, lui dit qu’il ne tardera pas à la revoir… Et si, par malheur (ou bonheur), il entend un lointain semblant de sa voix ou une parole qu’elle avait déjà prononcée, il sursaute et se dit : «enfin le rêve est devenu réalité ; elle est là… quelque part à mes côtés!». Comme l’indique l’ouverture du poème (le fait de s’adresser à une personne disparue), tout au long du texte on sent la présence de la défunte personne. Son fantôme se profile tout au long du poème et  le personnage semble comme hanté par une présence hallucinatoire. On dit que les morts ne reviennent pas? Oui, mais à condition qu’ils partent d’abord !
Le délire permanent dans lequel vit le concerné n’est rien par rapport à ce qu’il connaît à chaque tombée de la nuit.

«..keṛheɣ m’ara d-yaweḍ yiḍ
ƫmektayeɣ-d assenni
kemmin’assen i tekfiḍ
ma dnek assen i bdant felli…»

«…Je ne supporte pas la tombée de la nuit,
Elle me rappelle ce jour-là,
Ce jour-là, pour toi tout était fini,
Et l’enfer commençait pour moi..»

Pourquoi la tombée de la nuit ? Peut-être parce que la tombée de la nuit est le prélude de la fin de quelque chose. C’est la fin de la journée qui rappelle une autre fin beaucoup plus cruelle et qui peut prendre plusieurs aspects dans l’existence humaine.

Toutes les tombées de la nuit se ressemblent : le temps s’est figé à cette horrible tragédie. Il n’y aura plus d’ « après », pour celui qui a perdu sa raison d’exister. La vie comme si elle s’est arrêtée net à cette terrible disparition qu’il savait, pourtant, inéluctable. Mais le choc était si violent que la raison chancelle. A partir de cette nuit, il mènera une vie  à reculons : il vivra dans le passé, puisque l’avenir n’a plus aucun sens pour lui.

La description de «ce jour-là» est faite de façon à vous donner la chair de poule. «Ce jour-là» (assen) revient avec insistance (six fois!), comme un fardeau que l’on transporte malgré soi. Quand on a été quérir le personnage, au moment de l’appeler (avant de lui transmettre la lugubre nouvelle), son prénom – en général, on appelle par le prénom - prend les consonances d’un cri (a-suɣu). De façon subtile, Lounis change le terme logique qui sert à appeler (le prénom) en « assuɣu». Ce revirement sémantique «a-siwel» qui devrait donner soit le prénom, soit «tiɣri» s’est transformé en «a-suɣu» (cri) – traduit l’état psychologique du personnage. Son Moi étant profondément malmené, le moindre mot (ou geste) prend des proportions alarmantes. On sent que le personnage prend cet appel (a-siwel) pour une agression et presque il en veut à ceux qui l’appellent.
«ulayɣer ma nnan-iyi, hiɣ’s wayen ad iru»

Nul besoin qu’ils me le disent (ils n’auraient pas dû ?), Je savais que cela devait arriver).

Le personnage tremblait au seuil de la chambre funèbre «hubaɣ ad kecmeɣ s axxam» Je tremblais devant la porte. Même les chandelles qui entouraient le corps semblaient diffuser une lumière obscure ! Dans son monde à lui, tout change de sens. «mbwexxaren akw lɣaci» S’écartèrent tous en même temps. Le terme «mbwexaren» traduit la simultanéité du mouvement (tous en même temps) et donne un caractère brutal à ce qui va apparaître : la dépouille mortelle. On dirait que les gens se sont donné le mot, et le font exprès, pour le mettre devant le fait accompli. Dans les faits, cela ne pouvait être vrai ; les gens devaient s’écarter successivement. Comme s’ils étaient complices du sort : ils s’écartèrent tous en même temps ! Lui, le pauvre, il cherchait encore quelqu’un qui pourrait être de son côté et lui dire ce qu’il voulait entendre : «Elle dort seulement!». Mais rien n’y fait ; personne ne pouvait supporter ce regard avide et qui demandait l’impossible : « bran s wallen akw ran» Tous baissèrent les yeux, avertis». Alors, il se tourne vers lui-même et s’attribue des pouvoirs démiurgiques. Il entre dans la révolte qui commence par dénier la réalité :
«…ggulleɣ ard at-teddreḍ ɣuri
ulac a t-id-rreɣ illa
ur qebbleɣ yiwen a d-yini
ayen akw-i-geḍran yeḍra…»

«...J’ai juré que tu vivras,
Du néant je ferai la vie,
Je ne laisserai à personne dire,
Que c’en est fini…».

Puis, sa révolte devient métaphysique et s’en prend à Dieu à qui il est prêt à tenir tête :

«…ma yenna-d Ṛabbi tjehleḍ
a s-iniɣ tebbwiḍ ddnub…»

«…Et si Dieu me reprochait mon blasphème,
Je lui répondrais : Tu es coupable!...»

Ce distique final inverse les rôles : c’est le personnage qui devient juge et prononce la sentence. Du reste, cette façon de couper court à Dieu, présente celui-ci comme étant indigne d’une discussion prolongée. Les psychiatres, ici, n’hésiteraient pas à parler d’une dépression aiguë, voire d’une schizophrénie. Quant à nous, simples auditeurs, nous ne pouvons qu’admirer la beauté de la chanson.

Chez Ait Menguellet, on est loin de la sagesse des Anciens qui conseillait d’accepter la mort comme un terme naturel à la vie. Dans ce texte, la mort apparaît au poète comme un scandale métaphysique. Roland Barthes écrit, après la mort de sa mère : «Il m’importe peu de savoir si Dieu existe ou non, mais ce que je sais et que je saurai jusqu’au bout, c’est qu’il n’aurait pas dû inventer en même temps l’amour et la mort».

Mass Amar AIT-AMEUR, docteur ès Lettres (Pau, France))
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Ixf iƫrun

La qqareɣ kan tɣabe
ɣas ma riɣ kulci yekfa
ɣas la qqareɣ a d-truɣale
riɣ haca di tnafa

kra n-wayen ɛzizen felli
s yisem-im i s-giɣ isem
akken ul-iw ad ithenni
ad iɣil mazal-ikem

deg wezniq m’ara bddeɣ
tullas ƫmuquleɣ-tent
mačči abdeddel i bdeddleɣ
d udem-im i ƫnadiɣ ɣursent

ma sliɣ i lhedṛa frawseɣ
ma sliɣ i lehduṛ tenni
s idis-iw ƫneqlabeɣ
ƫɛudduɣ yid’ ay telli

keṛheɣ m’ara d-yawe yi
ƫmektayeɣ-d assenni
kemmin’assen i tekfi
ma dnek assen i bdant felli

keṛheɣ m’ara d-yawe yi
ƫmektayeɣ-d assenni
assen teṛtahe ur teri
mi yi-d-ssawlen lɣaci

ssawlen-iyi-d lɣaci
mbɛid sliɣ-d i usuɣu
ulayɣer ma nnan-iyi
hsiɣ’s wayen ad iru

ƫmektayeɣ-d f-wassen
hubaɣ ad kecmeɣ s axxam
tiftilin i dam-ceɛlen
t­-tafat yecban ṭṭlam

mbwexxaren akw lɣaci
tbane-iyi-d amzun teṭṭse
muqleɣ albeɛd a d-yini
t-tanekr mazal tekkre

la ƫmuquleɣ di lɣaci
bran’s wallen akw ran
ma d nekkin’ar assagi
ur umineɣ s wayen iran

ggulleɣ ard at-teddre ɣuri
ulac a t-id-rreɣ illa
ur qebbleɣ yiwen a d-yini
ayen akw-i-geran yera

ggulleɣ yur’ard at-teddre
ɣas ad beddleɣ lmektub
ma yenna-d abbi tjehle
a s-iniɣ tebbwi ddnub
*****************
J’ai beau me dire que ton absence est provisoire
Je sais que tout est fini
J’ai beau attendre ton retour
Il n’est possible que dans mes rêves.

Tout ce que je chéris
Je lui donne ton prénom
Pour laisser accroire à mon cœur
Tu es toujours vivante.

Quand je suis dans le quartier
Je ne cesse de regarder les filles
Ce n’est pas par infidélité
Je cherche ton visage en elles.

A certaines paroles je sursaute
Les paroles que t’avais dites
Te cherchant autour de moi
Croyant que tu es là.

Je ne supporte pas la tombée de la nuit
Elle me rappelle ce jour-là
Ce jour-là, pour toi, tout était fini
Et l’enfer commençait pour moi.

Je ne supporte pas la tombée de la nuit
Elle me rappelle ce jour-là
T’as de la chance d’avoir échappé
A cet instant quand les gens m’ont appelé.

Les gens m’ont appelé
De loin, j’entendais leur cri
Nul besoin qu’ils me le disent
Je savais que cela devait arriver.

Je me souviens de ce jour-là
Je tremblais au seuil de ta porte
Les chandelles qui te veillaient
Diffusaient une lumière sombre.

Les gens s’écartèrent simultanément
Tu m’avais l’air endormie
Je cherchais un regard
Qui pourrait me le confirmer.

Je traînais encore mon regard
Ils baissèrent tous les yeux, avertis
Quant à moi, aujourd’hui encore
Je refuse d’admettre les faits.

J’ai juré que tu vivras
Du néant je ferai la vie
Je ne laisserai à personne dire
Que c’en est fini.

J’ai juré de te garder auprès de moi
Dussé-je changer le Destin
Et si Dieu me reprochait mon blasphème
Je lui répondrais : Tu es coupable !

(Traduction de Mass Amar AIT-AMEUR, docteur ès Lettres (Pau, France))







Amjahed



                

                    Amjahed
                  
               


Walaɣ yellis n-wedrar
Leɛqel-iw ihar
Ufiɣ-ƫ-in teggun’aru

Am tid iɛemṛen tuddar
Wer teƫƫunebder
Teṭṭef mmis seg-ufus teƫru

Argaz-is yemmut yuzzer
ɣer ṛṛsas yezwar
Nnekwa-s yeddem-iƫ waḍu

Nerra-yak aggur teẓẓleḍ degs
Nema-yak itri tneṭleḍ degs
Newt-ak afus mi temmuteḍ

Sliɣ i tegnaw tunṭah
Adfel yebda-d d ameččim
Tamɣart tebded ger lelwah
F mmis anida n-yeqqim
Yesnulfa-yam-d lkifah
Di lğnnet a m-ig amkan-im

Sliɣ i ṛṛsaṣ yeṭṭerḍeq
Yekker uɣebbaṛ di tɣaltin
Tamɣart tebedd ɣer ṭṭaq
F mmis m’ad as-t-id awin
ɣas theddun ul-im ma ixaq
D ṛṛayes i-lmuğahidin

Sliɣ la tzehher ṛṛuplan
Iceqqeq wdrar yeƫƫi
Tamaɣart teƫnadi f-wemkan
N mmis anida yeɣli
Ur ƫƫagwad i das-nnan
Lhurriy’a m-ƫ-id-yawi

Sliɣ i lɣaba tcebbwel
D wassif mi d-yerra ṣṣut
Tamɣart telha-d d umuqel
F mmis anida yemmut
Ger watmas i-geƫwanṭel
Asmi-gṛuh s adrar ƫƫu-t

Yensa lkanun deg-wexxam
Times d iɣed irkwelli
Tamɣart tɛawez al’i ṭṭlam
F mmis ans’aa d-yeflali
Azn-as-d ṣṣbeṛ a leɛlam
Mi s-t-id bbwin d akuli

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Le combattant

Je voyais la fille des monts
Mon âme en a été bouleversée
Qui guettait sous une roche

Telles toutes celles qui emplissent les villages
Et dont on ne parle pas
Elle donnait la main à son fils et pleurait

Le corps de son mari est parti en morceaux
Ravi par le plomb
Son nom au vent s’est envolé

Nous t’avons mis le croissant pour que tu t’y étendes
L’étoile pour que tu t’y couches
Nous t’avons applaudi quand tu es mort

J’entends le ciel rugir
La neige versait ses flocons
La vieille debout entre les battants
Cherchait où son fils était resté
Il a inventé pour toi le combat
Il te réservera une place au paradis

J’entendais siffler les balles
Dont la fumée couvrait les crêtes
La vieille de la fenêtre
Attendait qu’on lui ramène son fils
Tranquillise ton cœur agité
Il est le chef des combattants

J’entendais l’avion vrombir
Les moins brisés se retournaient
La vieille cherchait des yeux l’endroit
Où son fils était tombé
On lui a dit : N’aie crainte
Il te ramènera la liberté

J’entendais s’agiter la forêt
Et la vallée en rendre l’écho
La vieille restait à chercher l’endroit
Où son fils était mort
Il est enterré parmi ses frères
Le jour où il a rejoint la montagne tu devais l’oublier

Le foyer dans la maison s’est éteint (1)
Puis le feu s’est fait toute cendre
La vieille veillait dans l’obscurité
Attendant de voir paraître son fils
Étendard donne-lui patience
Quand on le lui ramènera comme un fagot (2)

(traduction : Tassadit YACINE 

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(1) le kanoun éteint est symbole de deuil. Il est d’usage de ne jamais éteindre le feu ; ce serait amener la malédiction sur la famille.
(2)  Litt. : Colis



Kul yiwen lğiha ɣer imal



         Kul yiwen lğiha ɣer imal
        
       
      
Kul yiwen lğiha ɣer imal
Mi tdewweṛd udem-im felli
La terre iij m’aa d-ilal
La erreɣ iij m’aa yeɣli

D ccerq i tebbwi d ayla
D lɣerb i diy-d iahen
tedli s iij-im yella
dliɣ s iij-w yeṛhen

ay aggur yezzin ɣures
l tebbwi wehdes
mel-iyi d acu i-k-xedmeɣ

yak ul-iw yejreh yuyes
yella yetwennes
tjerhe-t-id mi uyuseɣ

lemmer riɣ zzheṛ d iles
an-nehdṛ an-nales
f lheqq-iw ad nnaɣaɣ

ma yeƫƫas-ed ɣurem naddam
nek la tɛawazeɣ i tziri
nuɣal almi nemsefham
mi s-hkiɣ tfehm-yi

a tiziri d-iƫlalen
a m-hkuɣ wissen
m’a d-tfehmeḍ neɣ meɛlic

zikenni akk’i d-qqaren
aẓru yegrarben
muhal ad yejmɛa lehcic

d nekkini i ƫ-yextaṛen
almi nnan medden
akk’ i tḍerru d yir qcic

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Chacun va où sont cœur le porte

Chacun va où sont cœur le porte
Quand de moi tu détournes ton visage
Tu vois le soleil se lever
Tu le vois aussi se coucher
Tu as prix l’Orient pour ton lot
À moi est échu l’Occident
Tu  as trouvé ton soleil
Et j’ai hypothéqué le mien

Lune qui t’es tournée vers elle
Qu’elle a prise pour elle seule
Dis-moi, que t’ai-je fait?

Vrai mon cœur blessé se désespère
Lui qui jadis se consolait
Tu l’as blessé quand j’ai cessé d’attente
Si je savais que le bonheur dépendait des mots

J’aurais parlé d’abondance
J’aurais combattu pour mon droit

Si toi tu arrives à dormir
Moi je veille au clair de lune
Mais à la fin nous nous sommes entendus
J’ai parlé  elle m’a compris

Lune naissante
Que je te dise peut-être
Me comprendras-tu, sinon qu’importe

On disait jadis que pierre qui roule
Jamais n’amasse mousse

Mais c’est moi qui l’ai élue
Les gens ont dit :
Ainsi en va-t-il des mauvais garçons

(traduction par Tassadit YACINE)