ixf
iƫrun / Âme
en peine
La
mort chantée par Ait Menguellet.
La
chanson « ixf iƫrun» (âme en peine) est, sans conteste, l’une des plus belles
(nous vous le concédons : elles sont toutes belles !) du répertoire du poète.
Accompagné d’une guitare, il la chante sous une douce mélodie, à l’air d’une
confidence. Le poète y semble scruter les tréfonds d’un personnage ayant perdu
un être cher. Le personnage est presque coupé du monde, après le terrible choc
d’une disparition qu’il n’arrive toujours pas à accepter.
Dans
ce poème, on est à la frontière de la folie. Le concerné semble s’ouvrir à la
personne en question, disparue de son état ! Même s’il se confie à elle, il
garde un pied dans l’insupportable réalité qu’il veut à tout prix fuir :
«La
qqareɣ kan tɣabeḍ
ɣas
ma ẓriɣ kulci yekfa
ɣas
la qqareɣ a d-truɣaleḍ
ẓriɣ
haca di tnafa…»
«J’ai
beau me dire que ton absence est provisoire,
Je
sais que tout est fini,
J’ai
beau attendre ton retour,
Il
n’est possible que dans mes rêves…»
Sous
forme d’un récital, on est transporté dans les méandres d’une âme humaine en
proie à un cauchemar éveillé. Une âme qui n’arrive pas, qui ne veut pas,
accepter le donné. Devant celui-ci, elle recourt à la stratégie que les
psychanalystes appellent «la dénégation», du réel.
Dans
le premier temps, le personnage procède par projection. Dans tout ce qui a un
peu de valeur, à ses yeux, il essaie de voir une partie de la personne disparue
:
«..kra n-wayen ɛzizen felli
s yisem-im i s-giɣ isem
akken ul-iw ad ithenni
ad iɣil mazal-ikem…»
«…Tout
ce que je chéris,
Je
lui donne ton prénom,
Pour
laisser accroire mon cœur,
Tu
es toujours vivante…»
Parmi
les filles du quartier, il continue à chercher le visage de sa bien-aimée.
Quelque chose au fond de lui-même, peut-être même inconsciemment, lui dit qu’il
ne tardera pas à la revoir… Et si, par malheur (ou bonheur), il entend un
lointain semblant de sa voix ou une parole qu’elle avait déjà prononcée, il
sursaute et se dit : «enfin le rêve est devenu réalité ; elle est là… quelque
part à mes côtés!». Comme l’indique l’ouverture du poème (le fait de s’adresser
à une personne disparue), tout au long du texte on sent la présence de la
défunte personne. Son fantôme se profile tout au long du poème et le personnage semble comme hanté par une
présence hallucinatoire. On dit que les morts ne reviennent pas? Oui, mais à
condition qu’ils partent d’abord !
Le
délire permanent dans lequel vit le concerné n’est rien par rapport à ce qu’il
connaît à chaque tombée de la nuit.
«..keṛheɣ
m’ara d-yaweḍ yiḍ
ƫmektayeɣ-d
assenni
kemmin’assen i tekfiḍ
ma dnek assen i bdant felli…»
«…Je
ne supporte pas la tombée de la nuit,
Elle
me rappelle ce jour-là,
Ce
jour-là, pour toi tout était fini,
Et
l’enfer commençait pour moi..»
Pourquoi
la tombée de la nuit ? Peut-être parce que la tombée de la nuit est le prélude
de la fin de quelque chose. C’est la fin de la journée qui rappelle une autre
fin beaucoup plus cruelle et qui peut prendre plusieurs aspects dans
l’existence humaine.
Toutes
les tombées de la nuit se ressemblent : le temps s’est figé à cette horrible
tragédie. Il n’y aura plus d’ « après », pour celui qui a perdu sa raison
d’exister. La vie comme si elle s’est arrêtée net à cette terrible disparition
qu’il savait, pourtant, inéluctable. Mais le choc était si violent que la
raison chancelle. A partir de cette nuit, il mènera une vie à reculons : il vivra dans le passé, puisque
l’avenir n’a plus aucun sens pour lui.
La
description de «ce jour-là» est faite de façon à vous donner la chair de poule.
«Ce jour-là» (assen) revient avec insistance (six fois!), comme un fardeau que
l’on transporte malgré soi. Quand on a été quérir le personnage, au moment de
l’appeler (avant de lui transmettre la lugubre nouvelle), son prénom – en général,
on appelle par le prénom - prend les consonances d’un cri (a-suɣu). De façon
subtile, Lounis change le terme logique qui sert à appeler (le prénom) en «
assuɣu». Ce revirement sémantique «a-siwel» qui devrait donner soit le prénom,
soit «tiɣri» s’est transformé en «a-suɣu» (cri) – traduit l’état psychologique
du personnage. Son Moi étant profondément malmené, le moindre mot (ou geste)
prend des proportions alarmantes. On sent que le personnage prend cet appel (a-siwel)
pour une agression et presque il en veut à ceux qui l’appellent.
«ulayɣer ma nnan-iyi, hṣiɣ’s wayen ad iḍru»
Nul
besoin qu’ils me le disent (ils n’auraient pas dû ?), Je savais que cela devait
arriver).
Le
personnage tremblait au seuil de la chambre funèbre «hubaɣ ad kecmeɣ s axxam» Je
tremblais devant la porte. Même les chandelles qui entouraient le corps
semblaient diffuser une lumière obscure ! Dans son monde à lui, tout change de
sens. «mbwexxaren akw lɣaci» S’écartèrent tous en même temps. Le terme «mbwexaren»
traduit la simultanéité du mouvement (tous en même temps) et donne un caractère
brutal à ce qui va apparaître : la dépouille mortelle. On dirait que les gens
se sont donné le mot, et le font exprès, pour le mettre devant le fait
accompli. Dans les faits, cela ne pouvait être vrai ; les gens devaient
s’écarter successivement. Comme s’ils étaient complices du sort : ils
s’écartèrent tous en même temps ! Lui, le pauvre, il cherchait encore quelqu’un
qui pourrait être de son côté et lui dire ce qu’il voulait entendre : «Elle dort
seulement!». Mais rien n’y fait ; personne ne pouvait supporter ce regard avide
et qui demandait l’impossible : « bran s wallen akw ẓran»
Tous baissèrent les yeux, avertis». Alors, il se tourne vers lui-même et
s’attribue des pouvoirs démiurgiques. Il entre dans la révolte qui commence par
dénier la réalité :
«…ggulleɣ ard at-teddreḍ ɣuri
ulac a t-id-rreɣ illa
ur qebbleɣ yiwen a d-yini
ayen akw-i-geḍran yeḍra…»
«...J’ai
juré que tu vivras,
Du
néant je ferai la vie,
Je
ne laisserai à personne dire,
Que
c’en est fini…».
Puis,
sa révolte devient métaphysique et s’en prend à Dieu à qui il est prêt à tenir
tête :
«…ma yenna-d Ṛabbi tjehleḍ
a s-iniɣ tebbwiḍ ddnub…»
«…Et
si Dieu me reprochait mon blasphème,
Je
lui répondrais : Tu es coupable!...»
Ce
distique final inverse les rôles : c’est le personnage qui devient juge et
prononce la sentence. Du reste, cette façon de couper court à Dieu, présente
celui-ci comme étant indigne d’une discussion prolongée. Les psychiatres, ici,
n’hésiteraient pas à parler d’une dépression aiguë, voire d’une schizophrénie.
Quant à nous, simples auditeurs, nous ne pouvons qu’admirer la beauté de la
chanson.
Chez
Ait Menguellet, on est loin de la sagesse des Anciens qui conseillait
d’accepter la mort comme un terme naturel à la vie. Dans ce texte, la mort
apparaît au poète comme un scandale métaphysique. Roland Barthes écrit, après
la mort de sa mère : «Il m’importe peu de savoir si Dieu existe ou non, mais ce
que je sais et que je saurai jusqu’au bout, c’est qu’il n’aurait pas dû
inventer en même temps l’amour et la mort».
Mass
Amar AIT-AMEUR, docteur ès Lettres (Pau, France))
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Ixf
iƫrun
La
qqareɣ kan tɣabeḍ
ɣas
ma ẓriɣ kulci yekfa
ɣas
la qqareɣ a d-truɣaleḍ
ẓriɣ haca di tnafa
kra n-wayen ɛzizen felli
s yisem-im i s-giɣ isem
akken ul-iw ad ithenni
ad iɣil mazal-ikem
deg wezniq m’ara bddeɣ
tullas ƫmuquleɣ-tent
mačči ḍ abdeddel i bdeddleɣ
d udem-im i ƫnadiɣ ɣursent
ma sliɣ i lhedṛa frawseɣ
ma sliɣ i lehduṛ tenniḍ
s idis-iw ƫneqlabeɣ
ƫɛudduɣ yid’ ay telliḍ
keṛheɣ m’ara d-yaweḍ yiḍ
ƫmektayeɣ-d assenni
kemmin’assen i tekfiḍ
ma dnek assen i bdant felli
keṛheɣ m’ara d-yaweḍ yiḍ
ƫmektayeɣ-d assenni
assen teṛtaheḍ ur teẓriḍ
mi yi-d-ssawlen lɣaci
ssawlen-iyi-d lɣaci
mbɛid sliɣ-d i usuɣu
ulayɣer ma nnan-iyi
hsiɣ’s wayen ad iḍru
ƫmektayeɣ-d f-wassen
hubaɣ ad kecmeɣ s axxam
tiftilin i dam-ceɛlen
t-tafat yecban ṭṭlam
mbwexxaren akw lɣaci
tbaneḍ-iyi-d amzun teṭṭseḍ
muqleɣ albeɛd a d-yini
t-tanekr mazal tekkreḍ
la ƫmuquleɣ di lɣaci
bran’s wallen akw ẓran
ma d nekkin’ar assagi
ur umineɣ s wayen iḍran
ggulleɣ ard at-teddreḍ ɣuri
ulac
a t-id-rreɣ illa
ur qebbleɣ yiwen a d-yini
ayen akw-i-geḍran yeḍra
ggulleɣ yur’ard at-teddreḍ
ɣas ad beddleɣ lmektub
ma yenna-d ṛabbi
tjehleḍ
a s-iniɣ tebbwiḍ ddnub
*****************
J’ai
beau me dire que ton absence est provisoire
Je
sais que tout est fini
J’ai
beau attendre ton retour
Il
n’est possible que dans mes rêves.
Tout
ce que je chéris
Je
lui donne ton prénom
Pour
laisser accroire à mon cœur
Tu
es toujours vivante.
Quand
je suis dans le quartier
Je
ne cesse de regarder les filles
Ce
n’est pas par infidélité
Je
cherche ton visage en elles.
A
certaines paroles je sursaute
Les
paroles que t’avais dites
Te
cherchant autour de moi
Croyant
que tu es là.
Je
ne supporte pas la tombée de la nuit
Elle
me rappelle ce jour-là
Ce
jour-là, pour toi, tout était fini
Et
l’enfer commençait pour moi.
Je
ne supporte pas la tombée de la nuit
Elle
me rappelle ce jour-là
T’as
de la chance d’avoir échappé
A
cet instant quand les gens m’ont appelé.
Les
gens m’ont appelé
De
loin, j’entendais leur cri
Nul
besoin qu’ils me le disent
Je
savais que cela devait arriver.
Je
me souviens de ce jour-là
Je
tremblais au seuil de ta porte
Les
chandelles qui te veillaient
Diffusaient
une lumière sombre.
Les
gens s’écartèrent simultanément
Tu
m’avais l’air endormie
Je
cherchais un regard
Qui
pourrait me le confirmer.
Je
traînais encore mon regard
Ils
baissèrent tous les yeux, avertis
Quant
à moi, aujourd’hui encore
Je
refuse d’admettre les faits.
J’ai
juré que tu vivras
Du
néant je ferai la vie
Je
ne laisserai à personne dire
Que
c’en est fini.
J’ai
juré de te garder auprès de moi
Dussé-je
changer le Destin
Et
si Dieu me reprochait mon blasphème
Je
lui répondrais : Tu es coupable !
(Traduction
de Mass Amar AIT-AMEUR, docteur ès Lettres (Pau, France))